J'ai eu vers 2006 le projet d'une conférence intitulée Thèmes et figures de la pensée traditionnelle. Ce projet ne s'est pas réalisé.
Il s'appuyait sur des lectures et des recherches conduites dans les années 90 et que j'avais synthétisées dans une petite plaquette en 2003. Je me propose d'en donner quelques extraits dans cette rubrique.
Dans un texte intitulé « Métaphysique et dialectique », où il répondait à un auteur qui critiquait son livre Aperçus sur l’initiation, René Guénon écrivait : « On s’explique dès lors pourquoi l’auteur a cru devoir parler […] de notre "pensée", c’est-à-dire de quelque chose qui en toute rigueur devrait être tenu pour inexistant, ou du moins ne compter pour rien quand il s’agit de notre œuvre, puisque ce n’est pas du tout cela que nous avons mis dans celle-ci, qui est exclusivement un exposé de données traditionnelles dans lequel l’expression seule est de nous ; au surplus, ces données elles-mêmes ne sont aucunement le produit d’une "pensée" quelconque, en raison même de leur caractère traditionnel, qui implique essentiellement une origine supra-individuelle et "non humaine" ».
On pourrait s’étonner après cela que nous ayons cependant retenu le mot « pensée » et l’expression « pensée traditionnelle » pour désigner le mouvement dont Guénon a été l’initiateur et qui a vu au 20e siècle la reformulation d’idées oubliées en Occident.
Au risque de contredire Guénon, nous dirons que, même dans sa propre œuvre, les idées développées ne consistent pas « exclusivement [en] un exposé de données traditionnelles ». Les parties critiques ou les considérations historiques, pour ne prendre que ces exemples, n’en sont pas absentes. Ainsi La Crise du monde moderne, Orient et Occident, Le Théosophisme et Saint-Bernard, entre autres, ne sont pas des ouvrages de pure doctrine. Il y a bien là, et ailleurs dans l’œuvre de Guénon, une « pensée », dût-elle, dans sa meilleure part, servir de véhicule à des idées traditionnelles de source « non humaine ». Des remarques similaires valent à plus forte raison pour Evola, Schuon et les autres.
Le choix du terme « traditionnel » renvoie, quant à lui, à l’acception guénonienne du mot « tradition » (Cf. la suite de cette étude), reprise par les autres auteurs. Si ceux-ci n’ont jamais formé une « école », leurs idées présentent des traits communs qui les opposent aux conceptions courantes de leur époque – et de la nôtre. Or, parmi ces traits communs, la notion de « tradition » émerge de façon évidente.
Cela étant, nous reconnaissons que le choix de l’expression « pensée traditionnelle » revient à adopter la perspective propre des auteurs qui l’emploient. D’aucuns préfèrent alors parler de pensée ou de mouvement « traditionnaliste ». Mais, dans le fondement même des idées qu’elles exposent, les œuvres dont nous parlons, celle de Guénon particulièrement, s’opposent à ce qu’on les considère comme un moment de l’histoire de la pensée ou la thèse d’une école. Une telle appellation constituerait donc une trahison des idées qu’elle serait censée désigner.
C’est pourquoi l’expression de « pensée traditionnelle » nous semble en définitive la meilleure. Elle a d’ailleurs été souvent employée par les auteurs de la mouvance traditionnelle . Et si nous voulons bien concéder son imperfection, nous rappellerons avec Guénon que le langage, comme tout véhicule symbolique, s’il doit faciliter l’accès à son objet, ne saurait jamais être en adéquation parfaite avec lui.
On s’appuiera principalement – mais non exclusivement – sur l’œuvre de René Guénon pour exposer les grands thèmes de la pensée traditionnelle, et cela pour deux raisons principales. D’une part, René Guénon peut être à bon droit considéré comme le représentant majeur de ce courant de pensée ; d’autre part, il a, dans ses ouvrages, défini avec précision les notions auxquelles renvoient ces thèmes et sa terminologie a été souvent reprise par les autres auteurs.
En l’absence de nom d’auteur, les références du texte ci-dessous renvoient donc aux ouvrages de René Guénon.
Ces grands thèmes sont : la tradition, la métaphysique, le symbolisme, la critique du monde moderne et la réalisation spirituelle.
Selon Guénon, « étymologiquement, la tradition est simplement ce qui se transmet d’une manière ou d’une autre [1] ». Mais, parmi tout ce qui se transmet, ce qui définit essentiellement la tradition est d’ordre spirituel (ou intellectuel, ces deux mots étant équivalents chez lui [2]).
La tradition, c’est le « noyau » spirituel d’une civilisation ou d’un groupe humain plus restreint, constitué par une doctrine, « dont la nature fondamentale est, dans tous les cas, d’ordre intellectuel [3] ». En outre, la tradition comprend « à titre d’éléments secondaires et dérivés, mais néanmoins importants pour en avoir une notion complète, tout l’ensemble des institutions de différents ordres qui ont leur principe dans la doctrine traditionnelle elle-même[4] ».
Ainsi par exemple, la civilisation médiévale de l’Europe occidentale ou la civilisation byzantine, parmi d’autres, eurent comme « noyau » spirituel une tradition à forme religieuse, le christianisme. La doctrine de la tradition chrétienne trouve sa source dans les écritures néo et vétéro-testamentaires. L’Eglise, principale institution chrétienne, les rites et les symboles chrétiens, font partie de ces éléments « dérivés, mais importants » qui appartiennent également à la tradition.
Autre exemple : l’hindouisme. La doctrine se trouve dans les Vêdas et les Upanishads, ainsi que dans certains autres écrits (Râmâyana, Mahâbhârata, etc.). Les pratiques rituelles et cultuelles, les divinités (Brahma, Vichnou, Shiva, Indra, Ganesha), les symboles, l’institution des castes, sont, parmi d’autres, des éléments constitutifs de la tradition hindoue.
Outre le christianisme et l’hindouisme, les principales traditions encore vivantes ajourd’hui, parfois sous différentes variantes, sont le judaïsme, l’islam, le bouddhisme, le jaïnisme, le taoïsme, le confucianisme, le shintô. Certaines formes traditionnelles ont disparu : c’est le cas des traditions égyptienne, chaldéenne, étrusque, celtique, romaine, parmi beaucoup d’autres. D’aucunes enfin survivent sous des formes plus ou moins affaiblies, ainsi par exemple le chamanisme des Amérindiens ou des peuples sibériens.
Les traditions que nous venons d’évoquer concernent des peuples entiers et en déterminent la civilisation. Il en existe d’autres qui sont fermées ou limitées à un groupe humain particulier : ainsi l’hermétisme, le compagnonnage ou, dans l’antiquité, l’orphisme ou le pythagorisme. Les traditions appartenant à cette deuxième catégorie sont en général « imbriquées » d’une manière plus ou moins étroite au sein d’une forme traditionnelle de la première espèce – respectivement le christianisme et la tradition grecque, dans les cas que nous avons cités[5].
Dimension spirituelle de la tradition
La transmission, à quoi renvoie le terme de tradition, concerne bien sûr la forme particulière sous laquelle se présentent la doctrine et les autres éléments constitutifs. Cependant, plus fondamentalement, ce qui est transmis, c’est le dépôt sacré des principes spirituels, d’origine non humaine, dont est détentrice toute organisation traditionnelle authentique. Guénon remarque, à l’appui du sens qu’il donne au terme tradition, qu’ « en hébreu, le mot qabbalah, qui a exactement le même sens de transmission, est pareillement réservé à la désignation de la tradition telle que nous l’entendons, et même d’ordinaire, plus strictement encore, de sa partie ésotérique et initiatique, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus "intérieur" et de plus élevé dans cette tradition, de ce qui en constitue en quelque sorte l’esprit même[6] ».
Transmission « verticale » et transmission « horizontale »
La notion de tradition comporte encore l’idée de conservation. A ce propos, Guénon écrit : « ce à quoi s’applique le nom de tradition, c’est ce qui est en somme, dans son fond même, sinon forcément dans son expression extérieure, resté tel qu’il était à l’origine ; il s’agit donc bien là de quelque chose qui a été transmis, pourrait-on dire, d’un état antérieur de l’humanité à son état présent. En même temps – poursuit-il – on peut remarquer que le caractère « transcendant » de tout ce qui est traditionnel implique aussi une transmission dans un autre sens, partant des principes mêmes pour se communiquer à l’état humain.[7] »
La transmission s’effectue donc de deux façons complémentaires : « une transmission verticale, du supra-humain à l’humain, et […] une transmission horizontale, à travers les états ou les stades successifs de l’humanité[8] ».
En outre, chacun de ces deux modes de transmission peut encore être envisagé selon deux directions opposées. Ainsi « la transmission verticale, qui est telle quand on l’envisage de haut en bas comme nous venons de le faire, devient, si on la prend au contraire de bas en haut, une « participation » de l’humanité aux réalités de l’ordre principiel, participation qui, en effet, est précisément assurée par la tradition sous toutes ses formes, puisque c’est là ce par quoi l’humanité est mise en rapport effectif et constant avec ce qui lui est supérieur. La transmission horizontale, de son côté, si on la considère en remontant le cours des temps, devient proprement un « retour aux origines », c’est-à-dire une restauration de l’« état primordial » ; et […] cette restauration est précisément une condition nécessaire pour que, de là, l’homme puisse ensuite s’élever effectivement aux états supérieurs.[9] »
On peut remarquer que ces deux caractères, « horizontal » et « vertical », impliqués dans l’idée de tradition, se retrouvent dans la notion de religion – la religion pouvant être vue comme un type particulier de forme traditionnelle. Dans le sens « horizontal », la religion relie les hommes entre eux ; dans le sens « vertical », elle les relie à Dieu. Et le sens « horizontal » peut être lui-même dédoublé, qu’il s’agisse d’ailleurs de religion ou, plus généralement, de tradition : il y a, d’une part, ce qui unit les fidèles aujourd’hui et, d’autre part, ce qui les rattache, à travers l’histoire, à l’acte fondateur de telle ou telle forme traditionnelle. Représentés sous forme d’axes, un vertical et deux horizontaux, ces divers « sens » de la tradition dessinent une croix tridimensionnelle, symbole auquel Guénon a consacré un livre entier[10].
[1] Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2ème partie, chap. III
[2] cf Symboles de la Science sacrée, chap. I, p. 9 : « il s’agit […] de la véritable et pure intellectualité, que l’on pourrait aussi appeler spiritualité »
[3] Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2ème partie, chap. III
[4] Ibid.
[5] Le compagnonnage est une initiation de métier au sein du christianisme ; l’orphisme et le pythagorisme sont des doctrines initiatiques du monde grec. L’hermétisme est un cas complexe. Intégrée à la civilisation chrétienne du Moyen Âge et de la Renaissance, la tradition hermétique a des origines égyptiennes et grecques, mais s’est développée aussi, sous certains aspects, sa composante alchimique notamment, dans la civilisation islamique et les milieux juifs du bassin méditerranéen.
[6] Aperçus sur l’initiation, chap. IX
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Le Symbolisme de la croix.
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À suivre ...